Un petit tour en Lamborghini, ça vous tente ?
Arrêtons de faire fantasmer les amateurs de belles voitures, mon Lamborghini à moi est juste le petit frère viril et musclé des magnifiques bolides transalpins. Jugez vous-même : une tonne et demi, 1,50 m de long pour 80 cm de large, ce petit râblé est un tracteur à chenilles, un chenillard.
Mais un chenillard ancienne formule avec de bonnes vieilles chenilles en acier, pas comme ses cousins chaussés de caoutchouc qu’on rencontre en Champagne. Non, un chenillard indestructible, 40 ans au compteur et toujours prêt à en découdre. Un viril je vous dis, trente chevaux sous le capot, il laboure les vignes comme au premier jour de sa vie.
J’aime la belle mécanique, simple et solide, et je suis fan de ce tracteur. Je suis sûr, vous allez encore dire : « ça y est, il devient gâteux ». Ce n’est pas faux, je suis amoureux de ce tracteur. Quarante ans de vie commune, ça tisse des liens étranges, fussent-ils avec une machine. C’est peut-être parce que, sans lui, nous aurions dû dire adieu à nos vieilles vignes de Carignan, Grenache et Macabeu, plantées il y a plus de soixante ans. Dans ces vignes taillées en gobelet, 1,50m à 1,75m séparent les rangs. Il est impossible de les labourer avec un tracteur à roues, surtout dans les côteaux. Conduire un tracteur à roues d’un mètre de large dans une pente relève de l’inconscience. A l’inverse, bas sur patte, le centre de gravité de mon chenillard tutoie les pissenlits, il reste collé au sol, même dans les secteurs les plus pentus au pied des falaises. Ce tracteur a un autre avantage, ses larges chenilles de 20cm tassent moins le sol que le sabot d’un cheval. Malheureusement, comme tous les chenillards, son confort est spartiate. Le siège est fixé sur le châssis et toutes les trépidations de la machine sont transmises aux lombaires du vigneron, directement du producteur au consommateur.
Mon attirance pour les chenillards est une vieille histoire. A la fin des années 50, pour alléger le travail des deux chevaux qui entretenaient le vignoble du Domaine, mon père et mon oncle avaient décidé d’acheter le premier tracteur du village, un tracteur à chenilles. A cette époque, toutes les vignes étaient étroites et plantées au carré. On les labourait dans les deux sens et les tournières en bout de rang étaient réduites, adaptées au cheval. C’est donc tout naturellement que mon père s’est tourné vers l’un des rares chenillards de l’époque, étroit et court, le Ransomes. Ce petit monocylindre quatre temps avait l’accent anglais. Conçu pendant la guerre pour remorquer les Spifires et autres Hurricanes sur les aérodromes britanniques, il s’était reconverti en tracteur agricole. Mon père l’avait préféré au mythique Saint Chamond, trop lourd pour être chargé sur notre vieux Renault Goélette, mais surtout trop large et trop long.
A l’inverse, le Ransomes se conduisait comme un jouet, ses courtes chenilles lui permettait d’accomplir des pirouettes, il tournait sur place et faisait merveille dans les vignes en côteaux. A l’âge de cinq ans, j’enviais mon père chevauchant son tracteur bleu avec maestria. Un jour, voulant me hisser sur la chenille pour l’embrasser alors qu’il était aux commandes, j’ai appuyé malencontreusement mes deux mains sur le pot d’échappement qui courrait au-dessus de la chenille. L’atroce brulure reste encore gravée dans ma mémoire soixante ans plus tard.
Cette cuisante expérience aurait pu me détourner à jamais de la chose mécanique. Il n’en fut rien, et dès que la cloche sonnait la fin de l’école, j’enfourchais mon vélo pour aller rejoindre mon père et lui mendier quelques tours de tracteur avant la nuit. C’était mon manège à moi. Un soir, un peu trop fatigué et peut être bercé par les trépidations de l’engin, je m’étais assoupi aux commandes et j’avais écrasé deux souches de Macabeu. Une vigoureuse taloche paternelle m’avait rendu ma lucidité et mouché définitivement dans ma fierté de tractoriste en herbe.
Après le Ransomes, mon père se tourna vers le Vini, un tracteur fabriqué à Agde, dans l’Hérault. Deux fois plus puissant que son prédécesseur, son moteur Bernard était increvable. Lui aussi avait l’immense avantage d’être court et étroit. Il avait la préférence de l’oncle Jo qui adorait labourer avec ce tracteur. Un jour, mon oncle avait eu une chance inouïe. Arrivé en bout de rang de la vigne « La Chapelle », poignée d’embrayage bloquée, il avait plongé dans le vide. La brusque culbute du tracteur au bord du talus lui sauva la vie en l’éjectant quelques mètres plus loin. Salut divin compte tenu du nom de la parcelle ? On ne le saura jamais.
A cette époque, dans les Corbières catalanes, les tracteurs italiens, Itma, Fiat, Lombardini et autres Lamborghini, avaient le vent en poupe. Le génie inventif des Italiens faisait merveille dans la conception des chenillards vignerons. Après mure réflexion, c’est donc sur le Lamborghini C230 décrit ci-dessus que se porta notre choix et c’est toujours avec ce tracteur que nous labourons aujourd’hui nos nombreuses vieilles vignes étroites et que nous pouvons les conduire en bio. La méticulosité de mon père l’a protégé de l’usure du temps. A cette époque, on construisait sans obsolescence programmée et ce petit tracteur en est le vivant témoignage. Gageons qu’il tiendra le plus longtemps possible. Il faut cajoler ce vénérable et utile ancêtre. Je m’y emploie avec passion. Gâteux je vous dis.
Alain