Et au milieu coule une rivière
Vous aurez reconnu le titre d'un beau film, une ode à la nature. Il servira de trame à mon nouveau propos. C'est en lisant les pages consacrées à l'appellation Tautavel, dans le numéro de Décembre de la Revue du Vin de France, que m'est venue l'envie de vous parler de ma rivière, le Verdouble. Elle n'a pas été mentionnée dans cet intéressant article. Et pourtant elle scinde en deux notre appellation, indifférente aux terroirs qui l'entourent.
Sans vouloir faire offense à la rivière du Montana, en fait du Canada, où le film a été tourné, je dois dire que ma rivière ne manque pas de charme. Certes, elle ne coule pas au milieu de vertes prairies mais son nom lui-même évoque cette couleur qui teinte ses eaux. Elle déboule dans notre vallée par le pittoresque canyon des Gouleyrous et s'en échappe quelques kilomètres plus loin par les gorges de l'Alentou, en aval de Tautavel. Quand on découvre en été, en période d'étiage, ce calme et fragile cours d'eau, on s'interroge sur ce qui l'a incité à se frayer un passage au travers de ces profonds défilés rocheux. C'est que mon Verdouble a du caractère. Il faut le voir pendant les épisodes pluvieux d'automne, rugissant au cœur de ces gorges dans un tonnerre de tourbillons auxquels rien ne résiste. C'est dans ces moments que l'on prend conscience de la puissance de dame nature quand elle décide de n'en faire qu'à sa tête pour construire nos paysages.
Les fins d'après-midi d'été, quand je lézarde sur les roches encore chaudes en contemplant les reflets de ma rivière, mon esprit s'évade de ces considérations hydrogéologiques pour me renvoyer à tous ceux qui, par le passé, ont côtoyé bien avant moi ce modeste cours d'eau. En premier lieu ces hommes de la préhistoire, ces homos érectus ou heidelbergensis, je laisserai aux spécialistes le soin de trancher. Ces bipèdes qui squattaient la grotte de l'Arago, dans la falaise juste au-dessus de ma tête. Ils venaient certainement s'épouiller dans la fraîcheur du torrent, avant d'attraper à la main quelques truites ou chevennes, comme mon père m'a appris à le faire, étant gamin, quelques 500 000 ans plus tard. Comment ne pas penser aussi à ces cathares qui, fuyant l'inquisition du XIIIème siècle, venaient se désaltérer dans cette rivière avant de gravir les raidillons sous les murailles protectrices de nos trois vertigineux châteaux : Aguilar, Quéribus et Peyrepertuse. Nul doute aussi que le célèbre curé de Cucugnan, cher à Alphonse Daudet, ne soit venu piquer une tête dans les cascades du Moulin de Ribaute, entre deux sermons. Religion et ésotérisme se partagent les abords de cette sacrée rivière. Esotérisme ? Le Verdouble ne prend-il pas sa source à quelques encablures du Pech de Bugarach ? En décembre 2012, des centaines de mystiques ont convergé jusqu'aux abords de ce pic (pech en occitan), pensant ainsi échapper à une fin du monde éminente, concomitante avec l'arrêt du calendrier Maya...
Enfin parmi les inconditionnels de notre attachante rivière, je citerai aussi un trop oublié contemporain, Claude Nougaro, qui depuis les hauteurs de son havre de Paziols, a dédié au Verdouble une entraînante et joyeuse cantate : « La rivière des Corbières ».
J'en suis sûr, tous ces anciens, aujourd'hui disparus, ont gardé dans leur tête quelques rafraîchissantes vaguelettes de ce cher Verdouble.
C'est aussi dans ses eaux sombres du gouffre des Gouleyrous qu'avec mes copains, j'ai appris à nager et plonger jusqu'à la nuit tombée, avant d'enfourcher nos bicyclettes pour rentrer à la maison, le ventre affamé et le cul encore mouillé. Une plongée dans l'eau vive, mais aussi dans mes propres souvenirs. Une époque bénie où, dans nos villages, les parents laissaient très tôt leur progéniture vagabonder librement dans une nature sauvage, fabuleux terrain de jeu addictif et rassurant.
« Et au milieu coule une rivière ». En repensant au film de Robert Redford, je me dis que mon existence ressemble un peu à celle de Norman, l'un des personnages du film qui, après une enfance passée dans une nature éblouissante, s'est exilé sous d'autres cieux pour devenir enseignant, avant de retrouver son univers initial. J'ai vécu et enseigné près de 40 ans dans la belle cité de Montpellier et, comme Norman, l'appel des paysages de mon enfance a été le plus fort. Je suis donc revenu auprès de ma rivière, retrouver de vieilles images et taquiner mes chères vignes. Pour votre plus grand plaisir, j'espère ?
Alain