Les falaises de Vingrau
Il fallait que je vous parle d’elles.
Je les trouve toujours belles, elles m’impressionnent. Mais elles sont parfois imprévisibles et là, elles peuvent devenir dangereuses.
Vous allez dire : « Mais de quoi va-t-il encore nous parler ? Sa vie sentimentale semble plutôt calme… ». Vous n’y êtes pas, et au risque d’en décevoir certains en quête de quelques détails croustillants sur ma vie privée, je voudrais vous parler de mes falaises.
Ah ! Les falaises de Vingrau : imposantes, omniprésentes, fascinantes. Elles surprennent et en imposent au visiteur qui débarque dans notre village et ce, quelle que soit la route d’accès. Les habitants de la vallée ne les remarquent plus, elles font partie de leur quotidien. Il faut avoir quitté Vingrau pour apprécier, de retour au pays, la beauté sauvage de ce paysage tourmenté.
Pourtant tous ceux qui sont nés ici les ont fréquentées dans leur enfance. Escaladeurs en herbe ou apprentis spéléologues, nous avons tous en tête des souvenirs au pied des rochers ou des balades vertigineuses jusqu’en haut des escarpements. Pour ma part, je me revois pénétrer dans l’une des innombrables grottes présentes dans la vallée. Hauts comme trois pommes, nous les explorions éclairés de simples bougies. Fiers comme des Indiana Jones (que nous ne connaissions pas encore), nous rampions sur le sol souvent boueux de ces boyaux obscurs, à la recherche d’ossements anciens. Dans les années cinquante, le vieux curé du village avait, le premier, soupçonné la présence d’habitats préhistoriques. Il faisait fouiller toutes les grottes et avait fini par découvrir quelques ossements d’animaux dans une cavité à la verticale des Gouleyrous, magnifiques gorges creusées par le Verdouble. Cette découverte, racontée par nos parents, nous avait motivés dans nos quêtes souterraines. Mais à cette époque, la Caune (grotte en catalan) de l’Arago, située aux portes de la commune et berceau du plus vieil européen, n’avait pas encore livré son grand secret…
Bien que passionné de préhistoire, ce n’est pourtant pas pour cette raison que je souhaitais vous parler de mes chères falaises. Ce serait plutôt pour leur exprimer toute ma reconnaissance vigneronne. Ce sont elles en effet qui ont donné naissance au terroir de Vingrau. Au fil de millions d’années, les éboulis, nés de la gélifraction des roches, ont constitué ces nappes de cailloutis argilo-calcaires si caractéristiques de notre sol. Ce dernier façonne le profil sensoriel de nos vins : la fraicheur de nos blancs et la structuration de nos rouges lui doivent beaucoup. Mais cet apport qualitatif n’est pas le seul dont sont responsables les escarpements rocheux qui ceinturent le cirque et la vallée de Vingrau. Il en est un autre qui vient immédiatement à l’esprit quand on taille la vigne dans la froidure hivernale au pied des falaises. Dans certaines vignes les premiers rayons du soleil ne viennent réconforter le tailleur frigorifié qu’en fin de matinée. En effet, les falaises maintiennent certaines vignes à l’ombre une bonne partie de la journée. Mais ce qui est une pénitence en hiver se révèle bénéfique en été. Lorsque les températures s’affolent, au pied des falaises la durée quotidienne d’ensoleillement est plus courte que dans les vignobles en paysage ouvert. Dans notre contexte de réchauffement climatique, cette particularité peut s’avérer salutaire pour garder une certaine fraîcheur dans nos vins, aussi bien blancs que rouges.
Mais ces escarpements rocheux peuvent également s’avérer dangereux. En premier lieu pour les téméraires passionnés de varappe qui, tous les weekends, viennent escalader la centaine de voies que leur offre le site. Il n’est malheureusement pas rare d’entendre l’hélicoptère de la protection civile venir récupérer un imprudent blessé. Mais nos falaises, bonheur pour notre regard et indirectement pour nos papilles, peuvent s’avérer tout aussi joueuses pour le vigneron. Enfin joueuses, façon de parler. Il leur arrive, de temps en temps, de nous délivrer des messages sous la forme de gros blocs calcaires de quelques dizaines de tonnes. Ces derniers se décrochent sans crier garde et dévalent les pentes, dévastant tout sur leur passage. Heureusement ce phénomène est rare, je dirais même exceptionnel. Il y a trois ans, quelle n’a pas été ma surprise de découvrir dans une de nos parcelles de la vallée de Casenove, un rocher d’une vingtaine de tonne. Ce dernier après avoir rebondi sur cinq cent mètres et traversé deux routes, s’était immobilisé là, nous narguant de son imposante présence. Heureusement aucun véhicule ne circulait à ce moment-là, évitant ainsi un dramatique carreau, façon pétanque. Mais la taille de ce bloc bien que respectable n’est rien en regard de celui qui surplombe le Pas du Martinet. Sa forme arrondie en surplomb de la falaise fait penser à un marteau de forge
(martinet en catalan). Il doit peser quelques centaines de tonnes et sa chute, elle se produira inéluctablement un jour, ne passera pas inaperçue. Quand je travaille mes vignes à sa verticale, il m’arrive de le regarder, lui transmettant mentalement ce simple et humble message : « pas aujourd’hui… ».
Certains de ses semblables tombés les siècles précédents sont encore bien visibles sur nos pentes. Mais d’autres, dont la chute est plus ancienne, se retrouvent ensevelis sous les sédiments argileux. Leur sournoise présence à la manière d’icebergs terrestres n’est que très peu visible. J’en ai repéré trois dans la vigne de la Cabrette, sous le Roc Amour (une jeune femme, victime d’un chagrin amoureux, se serait jetée de cette majestueuse falaise, lui donnant sans le vouloir son joli nom). Ainsi mes trois rochers affleurent de quelques centimètres au-dessus du sol et lorsque je laboure cette vigne, j’essaye de les repérer à travers les herbes avant que l’une de mes charrues ne se fasse pulvériser à leur contact.
Comme tous les habitants du village, je suis conscient que nos magnifiques falaises constituent un pittoresque écrin pour nos vignes. Longtemps ces barres rocheuses ont constitué un obstacle infranchissable en direction de la plaine. L’omnibus hippomobile qui permettait de rejoindre Perpignan devait les contourner par le sud, via Estagel. Ce n’est qu’au début du XXème siècle que l’aménagement de la route en corniche au Pas de l’Escale a désenclavé le village. C’est très certainement de ce lieu facilement accessible que les falaises donnent la pleine mesure de leur beauté, non seulement par leur présence, mais aussi par les points de vue qu’elles nous offrent sur les hautes Corbières et les Pyrénées. Ce paysage est un régal pour les yeux et je suis sûr que vous ne manquerez pas de l’apprécier lors de votre prochaine visite.
A très bientôt,
Alain