Guinness is good for you

Non, je ne vais pas faire de la pub pour la célèbre bière brune irlandaise. Elle n'a pas besoin de moi pour exploser ses ventes. En décembre dernier j'ai appris par les médias que le peuple britannique était en souffrance : rupture de stock de Guinness dans tous les pubs. L'élaborateur n'arrivait plus à fournir tant la demande était forte. Et pendant ce temps la consommation du vin en France ramait inexorablement. C'était suffisant pour m'interpeller et m'inciter à rédiger ces quelques lignes.

La première fois que j'ai entendu ce mot Guinness, j'avais 11 ans et je traînais ma blouse grise de pensionnaire sur les bancs du Lycée Arago à Perpignan. Notre professeur d'anglais tentait désespérément de nous apprendre le maniement du verbe être dans la langue de Shakespeare. Il usait pour cela de deux phrases : Guinness is good for you et My taylor is rich. Et oui, à cette époque les professeurs n'étaient pas sanctionnés quand ils parlaient d'alcool à leurs élèves. Et d'ailleurs, à partir de la 3ème nous avions droit à du vin rouge servi à la cantine dans un verre Duralex. Sur ce dernier, la rayure horizontale permettait de doser la part de chacun. Un litre six étoiles pour huit lycéens. Désolé pour les plus jeunes qui ignorent peut-être qu'à l'époque, les bouteilles de verre vides portant six étoiles gravées sur leur goulot étaient reprises par les commerçants et repartaient pour une nouvelle vie. Le recyclage à l'ancienne.

Je précise toutefois que ni l'évocation d'une publicité pour une bière à des enfants en classe de 6ème, ni la consommation de vin que certains jugerons précoce n'a fait de nous une génération d'ivrognes. Bien au contraire, mes contemporains du lycée avec lesquels j'entretiens encore un contact ont une sage relation à l'alcool.

Mais revenons à notre bière d'Anglosaxie dont la pub s'affiche ostensiblement là-bas autour de toutes les pelouses de rugby ou de foot. Fan du tournoi des six nations, je ne peux m'empêcher de sourire jaune quand je vois des traces noires maculer les rudes visages des piliers. Ils sont allé frotter leur museau sur le mot Guinness peint au centre de la pelouse humide. Les peuples grands bretons ne connaissent pas Monsieur Evin et la pub sur la Guinness contribue assurément à son fulgurant succès. Je ne sais pas si la Guinness est bonne pour moi, mais je suis à peu près certain que les plus proches descendants du taylor Arthur Guinness sont aujourd'hui very rich.

Courte remarque : j'ai suivi cet été le mondial féminin de rugby qui se déroulait outre-Manche et quelle n'a pas été ma surprise de constater que l'affichage Guinness avait disparu des stades ? La célèbre marque n'a pas jugé bon de sponsoriser ce mondial. Pourtant le spectacle sportif offert par ces joueuses était magnifique et très regardé. Pour ma part je ne le regrette pas car cela a évité à ces championnes d'être tachées de noir comme leurs homologues masculins.

Ceci dit, à l'instar de la boisson british, les bières prospèrent en France jusque dans les campagnes viticoles. Les micro brasseries se multiplient et certains de mes jeunes collègues vignerons, voyant leurs ventes stagner, n'hésitent pas à franchir le pas en dédiant une partie de leur chai au malt et au houblon. Ces bières sont qualifiées d'artisanales. Certes, ce sont des artisans qui les élaborent, mais il ne faut pas oublier que la bière est un produit industriel hautement transformé dont le principal ingrédient est l'eau, de source ou le plus souvent du robinet. Nous sommes bien loin des appellations de vins, issues de terroirs identifiés et dont la production est soumise aux aléas climatiques. Mes amis vignerons-brasseurs ne l'ignorent pas, ils restent peu nombreux dans cette floraison spontanée de brasseries. Diversification pourquoi pas ? Mais inutile de se tirer une balle dans le pied.

De mon côté, je peux vous rassurer. Même si j'ai enseigné il y a quelques décennies l'élaboration de la bière à mes étudiants en agronomie, je reste le vigneron que vous connaissez, amoureux de ses vignes. Cependant, en observant l'engouement des consommateurs pour toutes les boissons qui contiennent des bulles, je ne puis m'empêcher de penser à une idée que j'avais eue il y a une trentaine d'année. 

A l'époque, j'étais fasciné par l'appétence du Champagne. En effet, quand on déguste ce vin, on a tendance, après avoir asséché sa flûte, à tendre à nouveau son verre pour un second service. J'avais fait part de cette observation à l'ami Olivier Brun, alors responsable de l'activité recherche et développement du Champagne Mumm. Sur la nappe d'un restaurant parisien, nous avions élaboré ensemble un plan expérimental pour essayer de comprendre le comportement des consommateurs face à ce noble breuvage. Notre cogitation avait conduit au financement de deux thèses de doctorat dont j'avais suivi l'avancée. Ces travaux conclurent que l'appétence pour le Champagne était liée à un cocktail équilibré de facteurs parmi lesquels les arômes, l'acidité, l'alcool et les sucres . L'ensemble étant amplifié et magnifié par le pétillant de la boisson.

Aujourd'hui, après des années d'embellie le Champagne semble marquer le pas, mais les crémants français et certains effervescents étrangers, aux prix plus sages, ont le vent en poupe. 

Les habitudes de consommation évoluent. Je ne saurais vous dire si cet engouement pour les bulles risque de faire pschitt ? C'est pourtant le destin des bulles que de finir en spray. Aujourd'hui les buffets dînatoires remplacent de plus en plus le repas traditionnel français accompagné de vins tranquilles. Je sais apprécier les deux formules et mes vins sont invités en toutes circonstances. Il suffit juste de choisir la bonne cuvée et le millésime adéquat. 

« La mode est un éternel recommencement » avait dit la grande Gabrielle. Gageons que le plaisir de déguster de jolis vins, avec ou sans bulles, passionnera à nouveau un jour les jeunes générations. La belle cuisine française n'est pas morte comme en témoignent toutes les émissions TV qui lui sont dédiées. Et avec elle, j'en suis sûr, l'épicurien métier de sommelier n'a pas dit son dernier mot.

A la bonne vôtre, mais avec tempérance comme aurait rajouté ce diable de Monsieur Evin.

Alain