Gobelet ou double cordon ?

Quand le promeneur déambule dans mes vignes, il est intrigué par les formes de ces dernières. Certaines, en général les plus vieilles, ont des bras qui partent dans toutes les directions. Elles sont conduites en gobelet. Ce nom provient de la position des branches en forme de bol. D'autres vignes au contraire, ont des ceps alignés sur le rang dans un ordre strict. Chez ces derniers rien ne dépasse, leurs deux bras, appelés cordons, sont maintenus dans cette rectitude toute militaire par un palissage fait de piquets reliés entre eux par des fils de fer. Le marcheur attentif s'interroge. Il a pourtant sous les yeux la conséquence de la mécanisation des travaux sur l'évolution de la conduite du vignoble.

 

Par le passé dans le sud de la France la vigne était plantée au carré. Avec ce mode de plantation les rangs se croisent à angle droit. La distance entre les pieds de vignes est la même dans les deux directions : 1,50m. Quatre pieds de vigne forment ainsi un carré. Traditionnellement les cépages cultivés dans le Roussillon avaient un port érigé, les sarments poussent droit vers le ciel et cette distance  de 1,50m permettait le passage d'un cheval de trait dans les deux directions. 

Aujourd'hui, les cents chevaux du village ont disparu. Ils ont été progressivement remplacés par de petits tracteurs à chenilles étroits. Au Domaine des Chênes, mon vieux chenillard me permet encore de labourer mes vignes étroites conduites en bio. C'est grâce à lui que nous avons pu préserver un bon tiers de notre vignoble sous la forme de vieux gobelets. Chez ces derniers les branches ou charpentières, au nombre de quatre ou cinq, s'échappent du tronc central dans toutes les directions. L'art de la taille consiste à ramener tous les ans cette architecture ouverte vers le centre du pied pour favoriser le passage du tracteur. La taille est courte, le vigneron sectionne le sarment sélectionné au delà du deuxième bourgeon. Le bout de sarment portant ces deux bourgeons, appelés aussi yeux, se nomme le courson. Le vigneron laisse entre cinq et huit coursons en fonction de la vigueur du pied. Les autres sarments sont éliminés par une taille au raz du vieux bois. Le gobelet est sans nul doute la forme la plus adaptée au développement naturel et harmonieux du cep de vigne. Ne vous y trompez pas, la taille de ces gobelets demande de la réflexion pour choisir les bons coursons sans interrompre le cheminement de la sève dans les bras. Le tailleur expérimenté sait orienter ces derniers, années après années, vers une direction optimale. 

L'arrivée des tracteurs à roues, polyvalents mais bien plus gros que les chenillards, ont imposé la plantation au rectangle (2,20 x 0,90m). Les engins peuvent ainsi circuler dans le rang le plus large. La généralisation de la vendange mécanique, mais aussi la plantation de variétés de vignes à port retombant ont orienté les vignerons vers une conduite de la vigne sous forme de haies palissées. Le palissage empêche les rameaux de traîner sur le sol. Au moment des vendanges, une machine vient asséner de violents coups de batteurs à ces vignes pour faire tomber leurs raisins dans des godets. Drôle de remerciement pour ces souches qui ont porté pour nous leurs meilleurs fruits durant toute une année. C'est une des raisons pour laquelle je préfère la douce récolte manuelle. Mais je serai peut être un jour contraint d'adopter la vendange mécanique si mes courageux vendangeurs viennent à faire défaut.

Dans ces vignes larges, la taille en cordon s'impose. Au moment de la formation de la souche, deux sarments sont attachés à l'horizontale de part et d'autre du tronc. Sur chacun de ces bras les bourgeons vont donner naissance à de nouveaux sarments qui seront taillés à deux yeux tous les ans. Cette architecture est uniforme, tous les pieds se ressemblent. La taille est tellement simple qu'elle peut être rapidement apprise par un néophyte. Certains ont déjà imaginé de la mécaniser à l'aide d'une sorte de tondeuse. On appelle cette taille inventée outre atlantique le « minimal pruning ». La vigne devient alors une haie buissonnante, les grappes sont nombreuses et les baies sont petites. Les vins sont surprenants mais heureusement ce mode de conduite qui fait vieillir prématurément la vigne n'est pas autorisé dans les vignobles d'appellation en France.

 

Cette monotonie engendrée par la mécanisation me rend nostalgique de mes vieux gobelets aux formes torturées. Depuis le temps que je cultive ces vieilles vignes qui m'ont vu grandir, et parfois naître, je me suis familiarisé avec la forme de certains pieds. Je serais capable de les reconnaître parmi des milliers d'autres, comme l'éleveur reconnaît chacune des bêtes de son troupeau. Une sorte d'attachement viscéral naît de cette identité. C'est pour moi un vrai crève-cœur chaque fois que je suis obligé d'arracher une de ces vieilles vignes trop exsangue pour me donner quelques derniers raisins. J'ai l'impression que ces vieilles souches me tendent leurs bras dans un dernier adieu. On comprendra peut-être pourquoi une de mes cuvées s'appelle Les Grands Mères depuis presque trente ans. Dans notre monde sans repères et en perpétuel mouvement, certains hommes s'attachent parfois à des choses que d'autres ne voient même pas. Ainsi va la vie.

A la bonne vôtre.

Alain