Faut-il carafer les vins ?

Cette question m'est souvent posée par nombre de mes amis et clients quand je leur sers l'une de mes cuvées. Le carafage consiste à verser délicatement un vin de sa bouteille dans une carafe pour l'aérer ou le décanter. Mais est-il vraiment nécessaire ?

Le carafage à des fins d'aération ne concerne en général que certains vins rouges jeunes bourrés de tanins et de mauvaises intentions olfactives comme l'odeur de réduction. On retrouve sous ce vocable des arômes qui vont de l'odeur de l'allumette que l'on craque à celles moins attirantes de serpillière abandonnée ou de ventre de lapin (aujourd'hui cette odeur n'est plus contemporaine. Peu de gens la connaissent, le lapin se présentant à eux conditionné en barquette cellophanée). Les blancs, les rosés ou autres effervescents ne nécessitent pas d'être carafés pour être appréciés. Quant aux vins rouges vieux, dans de nombreux cas le remplissage du verre suffit à aérer le vin. En général, au débouchage des vieux flacons, vous versez un peu de vin dans un verre pour détecter une éventuelle odeur de bouchon. Ce simple geste laisse pénétrer une bulle d'air dans la bouteille. Cela suffit à saturer le vin en oxygène (8 mg/L). Certains fabricants ont proposé des becs verseurs à positionner sur le goulot pour favoriser l'apport d'oxygène. Mais hormis l'esthétique et la préservation de votre nappe, cela n'est pas franchement nécessaire, même si le débit tumultueux qu'ils provoquent peut permettre aux arômes indélicats de réduction de se dissiper un peu. Malheureusement on perdra aussi certains arômes de tête, comme la truffe, qui peuvent s'avérer délicieux.

En feuilletant les nombreux livres dédiés à la dégustation des vins, vous retrouverez la belle image du sommelier qui carafe une vieille bouteille devant une bougie. Il s'assure par ce geste méticuleux de laisser dans la bouteille les dépôts qui se sont formés au fil des années. C'est beau, mais pour ma part, je préfère laisser le vin dans son flacon et le servir délicatement à mes amis chaque fois que leur verre crie famine. Cela suffit pour ne pas déranger les dépôts, souvent lourds, qui resteront au fond. Et pour ceux qui ont le poignet grelottant ou hésitant, il existe des berceaux dans lesquels on positionne délicatement la bouteille à 45°. Le service est alors assuré par un basculement progressif de la quille vers l'horizontale. Les plus sophistiqués de ces appareils sont équipés d'un système à crémaillère. Si personnellement je suis réticent à utiliser une carafe pour le service des vins rouges vieux, c'est que cette dernière peut parfois s'avérer très destructrice. Imaginez la Belle au Bois Dormant se faire virer brutalement de sa couche après son long sommeil par son prince, pas si charmant que ça. Il serait plutôt déçu de la réaction de sa belle. En me pardonnant cette scabreuse comparaison, il faut savoir que les vins rouges vieux peuvent très mal réagir à un brusque apport d'oxygène après tant d'années passées douillettement dans leur flacon. Il y a une petite quarantaine d'année, il m'est arrivé une drôle d'expérience. Je commentais la dégustation d'un vieux vin de Barolo à La Mora en Italie, devant un parterre d'étudiants Français et Italiens. Après avoir flairé ce vin, je proposais une première agitation dans les verres et là, à la surprise de tous, le vin jusque-là d'une belle couleur vira brusquement au marron trouble. Aucun verre ne fut épargné, nous venions de provoquer une casse oxydasique instantanée. Il faut dire qu'à cette époque, les grands Barolo étaient élevés quatre à cinq longues années dans des foudres de chêne. Ce qui avait pour effet, certes de complexifier leur bouquet et de policer leur astringence, mais aussi d'épuiser totalement leurs réserves en tanins anti-oxydants. Ce vin était devenu sensible au moindre apport d'oxygène et j'imagine facilement qu'il aurait réagi de la même façon lors d'un passage en carafe.

En fait, dès l'ouverture de la bouteille, les vins vieux captent lentement l'oxygène de l'air et là, vous pouvez choisir deux options. Soit vous attendez une heure ou deux avant le service et votre vin prendra le temps de s'équilibrer, il sera ensuite relativement constant au cours du repas. Soit vous commencez le service après seulement quelques minutes. Il s'en suit alors une succession de transformations olfactives. Le vin évolue au fil du repas, il s'ouvre progressivement en présentant successivement différentes facettes odorantes. Je dirai pour ma part qu'il a de la conversation ou, pour les meilleurs, je citerai cette courte phrase de l'ami Michel Dovaz : « Celui-là, il fait taire les plus bavards. »

A la bonne vôtre !

Alain