Fin d'un colosse

Fin d’un colosse au pied d’argile

 

C’était le plus grand pin du Domaine et je n’en connaissais pas de plus gros sur Vingrau. Les abondantes pluies de ce drôle de printemps 2020 ont eu raison de lui. Si aujourd’hui une grande partie de la France souffre de sécheresse, ce n’est pas le cas du croissant méditerranéen qui a été arrosé comme jamais ce premier semestre. Les belles températures ressenties au-dessus de la Loire étaient liées aux vents venus du sud. Mais dans le Midi, l’air venu de la Méditerranée, le vent marin, regorge d’une vapeur d’eau qui ne demande qu’à se condenser en franchissant les premiers sommets ou au contact de l’air frais venu du nord, les fameux épisodes cévenols. Et cette année les cieux ont été particulièrement généreux pour les méridionaux. Quatre journées de pluies ininterrompues en Mai ont eu raison de ce magnifique pin dont l’enracinement superficiel a été fragilisé par le ramollissement du sol. Sous son énorme poids il s’est couché doucement sur le flan, fracassant dans sa chute trois cyprès qui lui tenaient compagnie.

Son port anormalement incliné face à la Tramontane lui avait permis de résister à toutes les tempêtes dont la redoutable Klaus et ses bourrasques de 200 km/h. Cette terrible journée de janvier 2009 il avait pleuré toute sa résine à l’unisson des larmes de mon père en voyant s’abattre par dizaines tous ses congénères. C’était en pleine après-midi, j’étais à Montpellier où les vents soufflent moins fort. Mon père, appuyé sur sa canne et la voix secouée de sanglots m’avait téléphoné : « tous les arbres tombent autour de moi ». Connaissant la sensibilité de papa à l’égard des arbres et de la nature en général, ces tristes paroles me glacèrent et je l’intimais de se mettre immédiatement à l’abri dans la maison. « La maison » me dit-il « le gros pin a traversé la toiture ». J’avais tout de suite compris de quel pin il s’agissait, et en imaginant la scène j’avais vite pris la mesure du désastre. J’étais loin de la réalité et du paysage ravagé que j’avais trouvé lors de ma venue deux jours plus tard. La colline du calvaire, mitoyenne du domaine, et le vieux cimetière étaient complètement dévastés. Mais notre grand pin, à l’origine de ces quelques lignes, avait résisté. Depuis ce temps je lui vouais un respect bien mérité.

Quelques années plus tard, lors d’une fin de journée de vendange cet arbre plus que centenaire m’avait surpris. Après avoir encuvé les dernières comportes de raisin, complètement épuisé, je m’étais assoupis sous son ombre. Il m’avait alors chuchoté : « Si tu avais connu le temps du silence, l’époque où les moteurs n’existaient pas encore, je pouvais écouter le chant des oiseaux dans mes branches, et l’été, je me laissais bercer par celui des cigales ». Ai-je rêvé ? Peut-être ? Pourtant ce jour-là j’avais imaginé ce temps révolu où la traction animale était reine, où la vie était rythmée par le sabot du cheval et le chant du coq. Oui, lui avait connu le son du silence. Il y a plus d’un siècle, du temps de l’ancienne propriétaire du domaine, Madame Joffre, il avait vu les chevaux de selle tourner élégamment sous le manège de verre installé à ses côtés, et il avait supporté de son souffle leurs frères musculeux tractant les lourds chariots chargés de comportes sur le chemin de la vieille cave. Tout cela dans une quiétude silencieuse inconnue de nos jours.

Hier, en entendant le hurlement des tronçonneuses s’acharnant sur la dépouille de ce cher géant, je ne pouvais m’empêcher de penser à ses derniers chuchotements empreints de nostalgie, et à tous les moineaux, tourterelles et autres huppes qui venaient de perdre un ami, royal perchoir pour leurs petites pattes.

- Alain Razungles